Un printemps très chaud

Extraits


Ces passages sont extraits de l'ouvrage Un printemps très chaud de Sahar Khalifa, traduit de l'arabe (Palestine) par Ola Mehanna et Khaled Osman. Copyright Editions du Seuil, 2008.

Désignant la déchetterie en contrebas, puis la colonie de Kiryat Sheiba et l'extension du camp, [le père] a mis brutalement l'appareil photo entre les mains de son fils.

– Regarde à travers le viseur et appuie. Photographier, c'est comme dessiner ; observe et photographie ce que tu vois.

Ahmad a obtempéré. Il voyait les arbres et l'horizon lointain, les grands espaces, les oiseaux, il voyait les amandiers en fleur, les abricotiers et, au-dessous, les prairies tapissées de coquelicots, d'hibiscus et de cyclamens, et le fameux chien qui s'éloignait entre les plants de verdure, en direction de la colonie de Kiryat Sheiba. Derrière les barbelés, il y avait un petit carré de verdure avec, au milieu, une balançoire occupée par une fillette. Elle avait l'air d'une poupée blonde avec sa queue-de-cheval qui ne cessait de voleter à chacun de ses balancements, s'élevant dans les airs pour retomber sur ses épaules, avant de remonter de nouveau comme un cerf-volant. La fillette ressemblait à un papillon, à un petit oiseau.

[...]

Le lendemain, [Ahmad] est retourné au grillage pour constater par lui-même ; les deux petites pommes [qu’elle avait sur la poitrine], à peine plus grosses que des olives, étaient plutôt émouvantes et attendrissantes. Ses cheveux étaient des boucles soyeuses, elle avait les joues enflammées par le soleil de printemps et rougies par l'effort. Elle était en train de jouer à la marelle, toute seule. Elle sautait sur une jambe et sa robe fleurie sautait en rythme, tout comme sa queue-de-cheval qui retombait tantôt sur sa poitrine, tantôt sur son dos. Tandis qu'elle sautait et comptait les cases: «Ekhad, shnaim, shalosh, arba», il comptait dans sa tête en arabe: «Wahad, thnein, thlathé, arbaa.» Il s'est approché du grillage au moment où elle repartait : «Ekhad ! », un saut. «Shnaim !», un saut. «Shalosh !», un saut, «Arba !», puis elle s'est arrêtée, a fait demi-tour et recommencé. Cette fois-ci, tandis qu'elle sautait, il a répété après elle à haute voix pour qu'elle l'entende : «Ekhad, shnaim, shalosh, arba.» Elle s'est retournée vers lui et s'est figée l'espace d'un court instant, le dévisageant des pieds à la tête, les yeux s'arrêtant sur l'appareil photo, puis elle a recommencé la partie, cette fois sans compter. Alors, il l'a accompagnée, d'une voix plus forte : «Ekhad, shnaim, shalosh, arba.» La voyant sourire discrètement, il s'est enhardi et a répété encore plus fort : «Ekhad, shnaim, shalosh, arba !»

[...]

Enfin [Ahmad] est venu… Il avançait en se frayant péniblement un chemin dans la foule, il marchait en arquant les jambes, posant prudemment ses pieds pour éviter de piétiner les corps étendus sur des couvertures, des matelas en mousse ou des nattes de paille. Il venait lui dire :

– Oumm Souad, ta fille va bien, et Majid a repris connaissance. Quant à moi, je pars me battre au camp de Jénine.

Elle scruta longuement son visage, ses cheveux longs et hérissés comme les plumes d'un coq, les poils clairsemés, longs et torsadés sur son menton, des poils qui vous brisaient le coeur. Quant à ses yeux, comment dire ? Une hyène avait des yeux plus doux. Qu'est-ce que c'était que cette dégaine ? Qu'avaient-ils fait de lui ? Il avait toujours la blouse blanche frappée du Croissant rouge, mais ce sang! Pourquoi tout ce sang ? Est-ce qu'il y avait des tués et des blessés malgré le couvre-feu ? De longs jours avaient passé et ils étaient toujours prisonniers de ce poulailler, de ce bagne, de ce couvre-feu. Ceux d'en face continuaient-ils à tuer ? Ou bien avaient-ils eu leur content ?

Il s'assit par terre à côté d'elle.

– J'en ai assez, dit-il. Je suis écoeuré. Je suis devenu un mécréant, et surtout, ne me parle ni d'Allâh ni de Muhammad ! Je ne suis pas d'humeur à ça, je n'en peux plus, je suis incapable de penser à autre chose qu'à tuer, il faut que je tue.

Elle l'observa et les larmes lui montèrent aux yeux.