Il paraît
que c'est un pâtissier qui a construit Le Caire. Belle et fragile,
cette ville croule sous le poids d'au moins une dizaine de millions
d'habitants. C'est un gâteau où il y a trop de sable et pas assez
de sucre, une tarte pleine de trous, un mille-feuille couvert de
mouches, une sauce faite avec du lait contaminé et de l'eau polluée.
Le Caire n'est pas un roman. C'est un bottin de téléphone où manquent
des pages, un conte circulaire qui va dans tous les sens, d'où sortent
des rats, des chats sauvages, des moineaux, des enfants, des fonctionnaires,
des machines et surtout deux personnages qui forment un couple hors
du commun ou au contraire tout ce qu'il y a de plus banal en Egypte,
il s'agit d'Abdel -Meguid, au derrière énorme, et Zeth, son épouse,
dont le fessier est aussi conséquent(...)
Zeth
est une fille de la révolution nassérienne, élevée dans l'idée que
tous les hommes sont égaux. C'est un être faible, doué de facultés
sensorielles exceptionnelles, ce qui va la faire souffrir. Elle
pleure souvent et passe son temps à ruser avec l'espace pour organiser
sa vie de famille. Le problème le plus important pour des millions
de Cairotes ce n'est ni le suicide ni la mort, c'est tout simplement
l'espace. Trouver un appartement où loger est vital. Toute la vie
sociale est profondément perturbée par la promiscuité que des parents
imposent à leurs enfants. Zeth et Abdel-Meguid ont trouvé un appartement,
donc ils peuvent se marier et faire des enfants. Les problèmes de
l'immeuble deviennent secondaires malgré leur gravité(...)
Sonallah
Ibrahim termine chaque chapitre par une revue de la presse nationale
et internationale. Le choix des informations ou de leurs commentaires
est assez judicieux. Sortis de leur contexte, les mots prennent
un sens romanesque et participent à l'élaboration de l'histoire
de Zeth et Abdel-Meguid. On apprend à travers la revue de presse
que [certains] pays du Golfe exploitent la misère des autres, font
tout pour plaire aux Américains et aux Européens. Sonallah Ibrahim
rapporte que le roi Fahd d'Arabie saoudite a offert à Reagan un
énorme oeuf en or massif contenant les drapeaux américain et saoudien.
Pendant ce temps-là, la plus grande grue du chantier du métro du
Caire disparaît, et le président Moubarak (surnommé " la Vache-qui-rit
") affirme : "Il n'y a pas à avoir honte de la présence de pauvres
en Egypte. " (...)
Le sens
du roman est dans ces contradictions qui dépassent le citoyen moyen
aux prises avec les difficultés d'une vie quotidienne où n'existe
aucun moment de répit, où même le bonheur d'une naissance se fait
accompagner d'un handicap. Ainsi l'enfant qui naîtra du couple Zeth-Abdel-Meguid
refusera de parler jusqu'au jour où un médecin bègue lui arrachera
ses premiers mots directement en anglais ! Pourquoi cette langue
? Parce que les personnages truffent leur arabe d'expressions anglaises
et en tirent quelque fierté(...)
Les
enfants grandiront dans ce désordre et cette poussière. Ils seront
insolents. Le père fera de la prison. Son absence soulagera Zeth
qui en profitera pour faire le point sur sa vie. Les choses continuent
leur cours normal. Les corrupteurs corrompent. Les pauvres s'appauvrissent,
et le ministre de l'intérieur cite l'imam Chaféi qui a dit que "
le prince peut tuer un tiers de son peuple pour que les deux tiers
vivent en paix ". Ce roman plein d'ironie est le tableau le plus
fou et le plus proche de la réalité d'une société dont l'imaginaire
collectif dépasse de loin toutes les fictions. Sonallah Ibrahim
a fait avec courage et talent son travail : être le témoin de son
époque sans complaisance ni retenue. Les Années de Zeth est le roman
de la désillusion arabe. Il fonctionne comme le miroir bon marché
accroché à un clou rouillé et qui renvoie à Zeth les images qu'elle
ne veut pas voir.
Tahar
Ben Jelloun - 3 décembre 1993 (?) - Le Monde des livres