Les années de Zeth

Roman de Sonallah Ibrahim traduit de l'arabe par Richard Jacquemond

 

Cette liberté nouvelle avec laquelle les écrivains de sa génération (Gamal Ghitany, Edouard Al-Kharrat et quelques autres) portent désormais leur regard sur la réalité égyptienne stimule chez Sonallah Ibrahim une veine romanesque alliant la fresque cruelle et drolatique à la chronique truffée de faits divers, de citations glanées dans la presse. Il signe avec Les Années de Zeth un pamphlet rocambolesque retraçant les grandes illusions et les immenses désespérances des cinquante dernières années, du culte de la consommation à l'adoption du voile islamique, de l'invasion des nouveaux riches, canailles arrogantes, financiers corrompus et moutons du mirage capitaliste aux exactions des administrations, dérégulations sociales provoquées par les soubresauts économiques et politiques. Cette inénarrable épopée caricature Sadate en poseur de carreaux de céramique incapable de tenir ses promesses, l'Egypte comme un immeuble insalubre squatté par des chats qui font exploser les sacs à ordures, et l'héroïne comme une plantureuse Bovary tourmentée par une morale étroite, une religion tatillonne, des voisins jaloux, mesquins, hypocrites.

Jean-Luc DOUIN, Le Monde, 26 novembre 1999

 

 

L'Egyptien Sonallah Ibrahim s'est imposé, depuis les Années de Zeth, comme le plus mordant et original chroniqueur politique du monde arabe

Christophe AYAD, LIBERATION, 5 décembre 2002

 

 

Il paraît que c'est un pâtissier qui a construit Le Caire. Belle et fragile, cette ville croule sous le poids d'au moins une dizaine de millions d'habitants. C'est un gâteau où il y a trop de sable et pas assez de sucre, une tarte pleine de trous, un mille-feuille couvert de mouches, une sauce faite avec du lait contaminé et de l'eau polluée. Le Caire n'est pas un roman. C'est un bottin de téléphone où manquent des pages, un conte circulaire qui va dans tous les sens, d'où sortent des rats, des chats sauvages, des moineaux, des enfants, des fonctionnaires, des machines et surtout deux personnages qui forment un couple hors du commun ou au contraire tout ce qu'il y a de plus banal en Egypte, il s'agit d'Abdel -Meguid, au derrière énorme, et Zeth, son épouse, dont le fessier est aussi conséquent(...)

Zeth est une fille de la révolution nassérienne, élevée dans l'idée que tous les hommes sont égaux. C'est un être faible, doué de facultés sensorielles exceptionnelles, ce qui va la faire souffrir. Elle pleure souvent et passe son temps à ruser avec l'espace pour organiser sa vie de famille. Le problème le plus important pour des millions de Cairotes ce n'est ni le suicide ni la mort, c'est tout simplement l'espace. Trouver un appartement où loger est vital. Toute la vie sociale est profondément perturbée par la promiscuité que des parents imposent à leurs enfants. Zeth et Abdel-Meguid ont trouvé un appartement, donc ils peuvent se marier et faire des enfants. Les problèmes de l'immeuble deviennent secondaires malgré leur gravité(...)

Sonallah Ibrahim termine chaque chapitre par une revue de la presse nationale et internationale. Le choix des informations ou de leurs commentaires est assez judicieux. Sortis de leur contexte, les mots prennent un sens romanesque et participent à l'élaboration de l'histoire de Zeth et Abdel-Meguid. On apprend à travers la revue de presse que [certains] pays du Golfe exploitent la misère des autres, font tout pour plaire aux Américains et aux Européens. Sonallah Ibrahim rapporte que le roi Fahd d'Arabie saoudite a offert à Reagan un énorme oeuf en or massif contenant les drapeaux américain et saoudien. Pendant ce temps-là, la plus grande grue du chantier du métro du Caire disparaît, et le président Moubarak (surnommé " la Vache-qui-rit ") affirme : "Il n'y a pas à avoir honte de la présence de pauvres en Egypte. " (...)

Le sens du roman est dans ces contradictions qui dépassent le citoyen moyen aux prises avec les difficultés d'une vie quotidienne où n'existe aucun moment de répit, où même le bonheur d'une naissance se fait accompagner d'un handicap. Ainsi l'enfant qui naîtra du couple Zeth-Abdel-Meguid refusera de parler jusqu'au jour où un médecin bègue lui arrachera ses premiers mots directement en anglais ! Pourquoi cette langue ? Parce que les personnages truffent leur arabe d'expressions anglaises et en tirent quelque fierté(...)

Les enfants grandiront dans ce désordre et cette poussière. Ils seront insolents. Le père fera de la prison. Son absence soulagera Zeth qui en profitera pour faire le point sur sa vie. Les choses continuent leur cours normal. Les corrupteurs corrompent. Les pauvres s'appauvrissent, et le ministre de l'intérieur cite l'imam Chaféi qui a dit que " le prince peut tuer un tiers de son peuple pour que les deux tiers vivent en paix ". Ce roman plein d'ironie est le tableau le plus fou et le plus proche de la réalité d'une société dont l'imaginaire collectif dépasse de loin toutes les fictions. Sonallah Ibrahim a fait avec courage et talent son travail : être le témoin de son époque sans complaisance ni retenue. Les Années de Zeth est le roman de la désillusion arabe. Il fonctionne comme le miroir bon marché accroché à un clou rouillé et qui renvoie à Zeth les images qu'elle ne veut pas voir.

Tahar Ben Jelloun - 3 décembre 1993 (?) - Le Monde des livres