La
mystérieuse affaire de l'impasse Zaafarâni
Roman
de Gamal Ghitany traduit de l'arabe par Khaled Osman
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Y
a-t-il un homme dans l'impasse?
Les
femmes de Zaafarâni sont au comble du désespoir. Dans cette impasse
populaire du vieux Caire, une malédiction frappe soudain tous les
hommes et les prive de leur puissance sexuelle. A l'origine du mal,
un mystérieux cheikh annonciateur de l'ordre nouveau, résolu à étendre
son pouvoir sur le reste du monde. Tout mâle qui pénétrera à Zaafarâni
ou s'avisera d'avoir des rapports avec une riveraine sera aussitôt
envoûté.
Au
fil des décrets les plus farfelus, le cheikh Atteya tient bientôt
tout le petit monde de l'impasse sous sa coupe, affolant les pouvoirs
publics et les médias. La paix des ménages brisée, c'est la ruelle
tout entière qui s'enflamme pour les querelles les plus ridicules.
La rancoeur et le soupçon se répandent comme une traînée de poudre.
Et les femmes, de plus en plus agitées, n'ont de cesse de démasquer
le seul qui, aux dires du mystique, aurait été épargné. Osta Abdou
le taxi, Takarli le proxénète, Tête-de-Radis le riche commerçant marié
à la trop jeune et trop belle Farîda, Hassan Anwar le fonctionnaire
envieux, le séduisant Atef ou le misérable Oweiss, débarqué à pied
de son village du Saïd, sont désormais soumis à la même honte. Dès
lors, Oumm Soheir, sett Bothaïna et les commères tiennent la dragée
haute aux hommes, dont la supériorité ne tenait finalement que par
leur virilité.
Cette
évocation extrêmement vivante et bigarée fait forcément penser à l'"Impasse
des deux palais" de Naguib Mahfouz. Comme son illustre prédécesseur
- dont il s'est d'ailleurs fait l'interprète (Mahfouz par Mahfouz,
entretiens avec Gamal Ghitany, Sindbad 1991), Gamal Ghitany prélève
un échantillon dans le monde clos d'une ruelle populaire pour nous
donner à entendre les voix multiples du Caire des années 70. Il a
une trentaine d'années seulement quand paraît son roman. L'Egypte
vient de perdre son homme fort Nasser et connaît, avec Sadate, un
brutal tournant capitaliste. Les inégalités se creusent et les profonds
bouleversements profitent aux extrêmistes religieux de tous poils.
Journaliste et romancier (deux autres titres en français sont édités
au Seuil), régulièrement inquiété par le pouvoir, Ghitany souligne,
derrière la farce, les travers et les contradictions de l'époque,
avec une subtile et parfois féroce ironie.
Moins
poète sans doute que Mahfouz, il s'affranchit de la structure traditionnelle
du roman en mêlant différents niveaux de langues et registres d'écritures.
Faux rapports de police, dépêches d'agence farfelues, "annotations
du responsable de la répression des idées", "top secret", "informations
devant fournir la matière à une enquête journalistique", ou extraits
de memorandums croisés avec des scènes de rue ubuesques, produisent
un ensemble baroque en constante rupture de styles. Mais derrière
le comique et l'originalité du procédé narratif, Ghitany dévoile une
société sévèrement quadrillée, où l'individu refoulé pèse de peu de
poids face à la collectivité et se trouve finalement dépossédé de
son propre destin sans presque jamais se rebeller.
Maïa
Bouteillet, le Matricule des Anges, n° 21
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A
cinquante-deux ans, Gamal Ghitany est l'un des auteurs arabes d'aujourd'hui
les plus connus et les mieux établis. Auteur de quatorze romans, de
plusieurs recueils de nouvelles, et de chroniques journalistiques
ou d'essais, il dirige la plus respectée des revues littéraires arabes,
Akhbar al Adab (" Les Nouvelles littéraires "), qu'il a fondée en
1922. Il appartient à cette génération qui est arrivée à l'âge adulte
dans les années 60, à l'apogée du nassérisme, dont la jeunesse a été
bercée des idéaux du socialisme, de l'unité arabe, de la justice sociale,
et qui constate aujourd'hui : " Tous ces rêves que nous avions faits
sont morts. "
Cette
mort de l'idéal et sa substitution par une idéologie qui, sous couvert
de faire le bonheur de l'humanité, engendre une oppression quotidienne
et intime tirent le fil rouge du roman La Mystérieuse Affaire de l'impasse
Zaafarani (...) Dans cette impasse des quartiers anciens du Caire,
dans des maisons improbables où de petites gens vivent parmi les bâtiments
délabrés qui sont les monuments témoins d'un splendide passé disparu,
les hommes découvrent les uns après les autres qu'ils sont frappés
d'impuissance sexuelle. Ils sont les victimes d'un sortilège que leur
a jeté un " saint homme ", le cheikh Ateyya, qui utilise ce moyen
pour les tenir sous sa coupe chacun espérant, par sa docilité et sa
soumission aux lubies totalitaires du cheikh, recouvrer sa virilité,
en vain. Ghitany, né en Haute-Egypte, dans la province de Sohag, est
arrivé bambin dans les vieux quartiers du Caire, où il a grandi dans
une famille très modeste qui habitait une impasse semblable à Zaafarani.
C'est là qu'il a ouvert les yeux sur le monde, dans ce " quartier
où l'Histoire n'est pas morte, mais fait partie de la vie des gens
", autour des grandes mosquées d'Al Azhar, que fréquentent les étudiants
en religion, les futurs oulémas , et d'Al Hussein, qu'affectionnent
les confréries des soufis et où se donne libre cours leur mysticisme
populaire. C'est chez les bouquinistes dont les échoppes sont dressées
à l'ombre de ces mosquées qu'il a lu ses premiers livres(...)
C'est
l'époque où Sadate libéralise l'économie, après deux décennies de
socialisme nassérien : " Tout à coup, les valeurs ont changé. Pour
mon père, la chose la plus importante, c'était que mes soeurs et moi
nous soyons éduqués, qu'on aille à l'université, qu'on ait un diplôme.
Le savoir était la valeur suprême. Et soudain, la seule valeur, c'est
devenu l'argent. " Dans l'impasse, argent et sexe se substituent l'un
à l'autre, participent de la même logique.
Il
y a ceux à qui leur richesse permet de satisfaire une avidité sexuelle
monstrueuse, et les autres, la plupart, pour qui le sexe est un gagne-pain.
Tête-de-radis, l'épicier enrichi, convole avec Farida, qui a quatorze
ans et " le cou couvert d'acné ", après un rapide marchandage avec
ses parents. Oweiss, le jeune paysan débarqué de Haute-Egypte, qui
rêve d'acheter un jour une baladeuse de marchand des quatre saisons,
gagne sa vie dans un hammam où il satisfait des effendis, des " messieurs
". Takarli, petit fonctionnaire à la Caisse des consignations, fréquente
lui aussi des hommes bien habillés et des Arabes du Golfe qu'il convie
à son domicile, dans l'impasse, impressionnant ses voisins par ses
relations : mais lui, c'est sa femme qu'il prostitue à ces visiteurs.
Quant à la belle Rôd, amoureuse d'Atef le diplômé, " sans ses visites
au maalim Ferghali [le fruitier] ainsi qu'à Mohammed el-Kotabi, qu'elle
allait retrouver chez lui, derrière la mosquée Al Azhar, la faim lui
aurait desséché la bouche ".
Dans
cette fiction, qu'il qualifie lui-même de " roman triste ", Ghitany
s'inscrit dans une tradition narrative qui vient des Mille et Une
Nuits (...), entremêlant le vérisme d'un Mahfouz lorsqu'il décrit
par le menu l'existence des petites gens du Caire populaire avec le
fantastique ou la magie qui viennent des contes de la tradition orale
arabe. Il ne faudrait pas y voir, nous précise-t-il, une charge spécifique
contre le fanatisme religieux en général ou l'islamisme en particulier
: le cheikh Ateyya utilise le langage de la religion, mais il est
la figure, par-delà ce registre, de toute forme d'oppression (...)
GILLES
KEPEL Le Monde des livres, 24 Octobre 1997
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L'argument
de Ghitany vient peut-être de ces mots de Mahfouz : "Ecrire sur une
expérience amoureuse achevée en révèle toutes les dimensions, permet
de se détacher de tout parti pris ; c'est l'occasion d'aborder une oeuvre
nouvelle" et il ajoutait: "C'est vrai, j'ai évoqué dans mes oeuvres
beaucoup de déviances et de perversions. Certains s'en offusquent mais
ils ignorent que la réalité est plus terrible encore. Mes romans n'en
sont qu une expression pudique."
A
la discrétion de Mahfouz répond la réserve de Ghitany. Ainsi dans le
roman, ces mots du musicien Qarqar : "Il n'avait jamais osé prendre
contact lui-même avec les journaux. Et puis qui s'emballerait pour lui
? Il n'était qu'un joueur anonyme au milieu de l'orchestre. Rien ne
le distinguait des autres instrumentistes : joueurs de tabla, de flûte,
de tambourin. Lui, on ne l'avait jamais entendu jouer en solo." Les
instruments de musique égyptiens - violon, oud ou qânoun - mais aussi
l'arghûl (flûte à deux tuyaux), les clochettes et même les tambours
expriment, lorsqu'ils sont maniés avec naturel, savoir et dépouillement,
un art du détail, un raffinement de la mélodie et une diversité du rythme
rarement entendus: ainsi la prose de Gamal Ghitany. Celui-ci multiplie
dans son livre les genres historiques et les âges littéraires, les emprunts
aux textes mystiques, les variations de rythme en utilisant la chronique,
la querelle ou la dépêche. D'une manière très particulière il use notamment
de l'incise; elle vient ponctuer d'un trait saillant le déroulement
narratif: "Bien que son mariage n'eût point été consommé - au point
que Takarli avait dû la déflorer avec son doigt - elle... "
A
chaque fois, la charge ironique, obscène et pour tout dire destructrice
prend place dans un silence, cet arrêt, la rupture qui dévore doucement
tout le récit. Depuis cette impasse, le livre conte l'histoire de ses
habitants, mais aussi celle du Caire et de l'Egypte. Il n'est pas douteux
que la fable soit politique : critique de toute forme d'oppression,
symbolisée par le cheikh régnant sur l'impasse et à l'origine du fléau
qui la frappe, mais aussi faiblesse de chacun de ses habitants vis-à-vis
de ses propres peurs, croyances et démons. Le récit très intrigant de
cette impuissance charrie une grande force sexuelle, politique, artistique,
elle emporte tout avec elle, au point qu'elle gagne par envoûtement
l'univers. Ghitany a choisi de clore le livre d'entretiens avec Mahfouz
sur la question du mariage. Mahfouz relate son inquiétude avant de se
décider: "Je pensais à tort que le mariage anéantirait ma carrière d'écrivain
et je concluais qu'il fallait y renoncer. Par la suite, je découvris
que la vie conjugale, loin de nuire à mon travail, l'avait servi." Manière
pour l'héritier Ghitany, ici et dans l'impasse, de conjurer sa propre
inquiétude - artistique et amoureuse.
Hadrien
Laroche, Les Inrockuptibles
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Le
livre est aussi une interrogation sur l'avenir de l'Egypte, dont le
quartier Zaafarâni constituerait un microcosme, guetté par l'immobilisme,
le passéisme, la lâcheté, toutes ces tares traduites ici par "l'impuissance
sexuelle" et la stérilité qui en découle. Les grandes idées ne faisant
pas forcément les bons livres, Ghitany évite aussi tout au long de son
roman de se prendre au sérieux : il relativise toutes les opinions,
met en doute toutes les informations, multiplie les points de vue, tel
son journaliste narrateur en quête de vérité ; et crée de ce fait un
portrait de l'Egypte des années 70 dans une langue somptueuse, où la
profondeur morale se cache sous les éclats de rire.
Mohamed
Saad Eddine el-Yamani, Qantara
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Dès
le début de sa carrière, Ghitany a provoqué une petite révolution dans
son pays en se détournant des influences occidentales pour aller puiser
son inspiration dans l'immense patrimoine littéraire arabe. Pas par
nostalgie, mais avec la double intention de renouveler ses principes
d'écriture et de toujours garder un œil sur l'actualité. C'est ce qu'il
a fait. Brillamment. En France on ne le connaît que pour Zayni Barakât
et l'Epître des Destinées, mais comme pour rattraper ce retard, Actes
Sud vient de publier La mystérieuse affaire de l'Impasse Zaafarâni.
Qu'on ne rate pas cette petite merveille qui date de 1976. (...) La
fable est limpide, Ghitany parle ici de la liberté individuelle et du
pouvoir (...), de la société égyptienne toujours partagée entre le pesanteurs
traditionnelles et les tentations de la modernité. Mais ce livre compte
aussi par son architecture, il est fait de toute une série d'histoires
emboîtées, chacune apportant sa part de vérité d'humanité et d'incertitude,
ainsi qu'une qualité particulière d'écriture.
Centre-France,
6 juillet 1997.
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Dans
une fabuleuse impasse du vieux Caire populaire, un mystérieux
personnage du nom de Cheikh Ateya s’amuse à dépouiller les hommes de ce
qu’ils ont de plus précieux: leur virilité. L’affaire provoque le
sourire au départ mais finit par atteindre tous les habitants mâles de
Zaafarani, ainsi que tous ceux qui s’y aventurent. Tous deviennent
impuissants par son seul pouvoir. Un pouvoir qui annonce «le temps de
la fuite» comme on n’annoncerait le jour du jugement dernier à un bon
croyant musulman. "i>«Quoi qu’il en soit, nous dit l’un des narrateurs (car le roman est polyphonique),
les riverains le sentaient constamment proche d’eux, ils avaient
l’impression qu’ils les surveillait, qu’il savait tout de leurs
agissements».
Un phénomène terrible... qui donne l’occasion à Gamal Ghitany de
brosser une série de portraits haut en couleurs (Hassan le fasciné
d’Hitler, Takarli le proxénète, Oweiss l’ambigu...) et de faire le
procès d’une culture de proximité qui étouffe l’individu dans son
intimité la plus profonde. Rumeurs, regards, querelles de voisinages,
fantasmes et frustrations des uns et des autres... Une ambiance
lourdement explosive dans laquelle s’insinue sournoisement l’absurde et
l’humour du quotidien. Egyptien, proche de Mahfouz, l’auteur fait appel
ici à une écriture éclatée, où s’entremêlent les genres: «narration
clinique des événements, portraits, ragots rapportés, communiqué de
presse, comptes-rendus militaires...». Le tout est un régal... Dommage
qu’il ait fallu attendre près de 20 ans pour le voir traduit en
français. Bien que Ghitany lui-même préfère qu’on le découvre dans sa
langue maternelle.
Africultures, Soeuf Elbadawi,
21 février 2002.
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Liée
à un sens psychologique suraigu, à des plongées vertigineuses dans
l’intimité de personnages disjonctant au terme de trop longues
frustrations, cette qualité émotionnelle débouche parfois sur ce qui
fait le génie d’un Dostoïevski.
Jil Silberstein, Le Passe-Muraille
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Le
Caire au corps
Une histoire
d'ensorcellement sexuel tressée comme un écheveau labyrinthique, à
l'image de la capitale égyptienne.
Lorsque Gamal Ghitany, né en 1945, publie à vingt-neuf ans son premier
roman, Zayni Barakat, la critique n'hésita pas à qualifier l'auteur
de fils spirituel de Naguib Mahfouz. La parution, deux ans plus tard,
de la Mystérieuse Affaire de l'impasse Zaafarâni (traduit seulement
aujourd'hui) confirma ce verdict. Comme dans Zayni Barakat, l'action
a lieu au coeur du vieux Caire. La figure de proue en est le cheikh
Ateyya. Doté de pouvoirs magiques, ce dernier décide de neutraliser
au moyen d'un philtre la sexualité des hommes de Zaafarâni, réussissant
du même coup à modeler à sa guise la vie du quartier. Mais les riverains
finissent par se défaire de l'emprise maléfique du cheikh. A l'image
de l'architecture labyrinthique du Caire, l'auteur construit ici une
intrigue à tiroirs. Il mobilise pêle-mêle contes, rapports cliniques
et policiers, ragots des riverains et communiqués de presse, etc.
Le résultat est une vaste fresque à travers laquelle s'entrevoient
les mues mystérieuses, voire monstrueuses, de la société égyptienne.
Maati
Kabbal, Libération, 19 Juin 1997
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