Sonallah
Ibrahim, l'utopie par les femmes
L'écrivain
égyptien, contestataire passé par la prison, publie "Warda", portrait
d'une révolutionnaire arabe qui lie la quête d'un idéal politique
à l'émancipation du "deuxième sexe".
Quelle
place y a-t-il aujourd'hui pour l'utopie, dans les pays du second
ou du tiers-monde, soumis à la fois aux dogmes du Fonds monétaire
international et à la démagogie religieuse ? A ces questions, l'écrivain
égyptien Sonallah Ibrahim, reconnu dans son pays comme un successeur
de Naguib Mahfouz, a choisi de répondre par le biais de la fiction.
Son sixième roman paru en France, Warda, est un beau portrait
de femme en quête de sa liberté personnelle et politique, situé
à l'apogée des mouvements progressistes arabes des années 1960-1970.
De passage à Paris pour la sortie de son livre, cet homme réservé
– regard doux, longues mains fines virevoltant à ses propos – confie
comment il a enfanté Warda, ce personnage féminin dont le prénom
signifie "rose" en arabe.
L'histoire
de son héroïne commence dans le Beyrouth turbulent et moderniste
des années 1960. Etudiante, Warda porte des jupes courtes, revendique
l'amour assez libre, court les films de Fellini et de Truffaut et
admire le couple Sartre-Beauvoir. Laïques, plus ou moins communistes,
des mouvements révolutionnaires agitent le monde arabe. Une guérilla
originale, qui tient à distance les mentors soviétiques et chinois,
se développe dans le Dhofar, au sud du sultanat d'Oman. La jeune
étudiante abandonne la contestation confortable pour s'engager dans
cette clandestinité.
Jusqu'à
ce roman, les personnages féminins de Sonallah Ibrahim étaient plutôt,
à l'instar de ses héros masculins, grotesques ou pitoyables. Dans
Les Années de Zeth, qui vient d'être réédité en poche (Babel/Actes
Sud), l'héroïne est broyée par la dureté de la société égyptienne.
"Au départ, je voulais m'inspirer de l'histoire vraie d'une Egyptienne
qui a pris la tête d'une révolte dans les années 1920. Mais je n'ai
pas réussi à créer autre chose que ce personnage de Zeth, une pauvre
femme vaincue par la vie." Romancier inventif, Sonallah Ibrahim
procède souvent par collage, comme dans Les Années de Zeth où il
entrelace les épisodes romanesques et les fragments d'articles de
presse. Pour Warda, il intercale des chapitres qui décrivent la
visite d'un intellectuel de gauche égyptien à Oman au début des
années 1990 et le journal intime – inventé – de la jeune insurgée,
de 1960 à 1975.
"J'ai
vécu cette expérience révolutionnaire. Bien des erreurs ont été
commises, mais je reste attaché à cet idéal car, s'il se révélait
impossible d'établir de nouvelles relations entre gouvernants et
gouvernés, entre Etats et sociétés, l'humanité serait gravement
menacée", affirme l'écrivain. De fait, son roman, par la voix
lucide de Warda, n'occulte pas l'imbécillité d'un certain simplisme
politique. Mais, selon lui, le poids du clanisme, l'écrasement des
femmes, la misère paysanne, le cynisme colonial dénoncés par l'héroïne,
tout comme les aspirations au changement restent des thèmes d'actualité.
Le roman fait le deuil de ces années d'espoir et reconnaît honnêtement
leur échec, sans cacher leurs dimensions effrayantes et sans ridiculiser
leur courage. A revers du consensus actuel, fait de résignation,
perce chez l'auteur une tendresse profonde envers un certain besoin
d'utopie.
"À
LA VEILLE DE L'EXPLOSION"
Le
monde arabe, pour Sonallah Ibrahim, "est un volcan à la veille
de l'explosion, alors qu'Américains et Israéliens tentent d'installer
leur domination sur la région". Il prédit de nouveaux bouleversements
révolutionnaires. Si le progrès matériel et technologique, le regain
de confort gagnent une grande partie de la planète, ils s'accompagnent
d'un vide spirituel, d'une absence de liberté et de solidarité qui
poussent les êtres à la recherche de refuges religieux. Cet étrange
cocktail de libéralisme économique, laissant une grande part des
populations sur le bas-côté, et de régression religieuse est à ses
yeux une impasse.
Devant
ce chaos du monde, écrire de la fiction lui semble le meilleur moyen
de faire entendre ses convictions. "Je suis maigrichon, je ne
sais rien faire d'autre que d'écrire. Le roman permet de relier
le temps personnel et celui collectif. Je parle de ma propre expérience,
mais elle rejoint une expérience partagée par d'autres. Mon intimité
n'est pas seulement une affaire privée. Mon moi est collectif."
Sonallah
Ibrahim est l'un des rares écrivains égyptiens à ne vivre – assez
modestement – que de sa plume. Son expérience de la censure et de
la prison (cinq années de détention pour ses idées communistes)
l'a tenu à l'écart du cénacle des écrivains officiels. Son premier
roman, Cette odeur-là, paru en 1966 a été censuré, entre
autres à cause de quelques lignes sur la masturbation ("l'habitude
secrète" en arabe), et n'est reparu en Egypte que vingt ans plus
tard. Parallèlement à ses romans, il a écrit régulièrement des fictions
pour adolescents, centrées autour de thèmes de vulgarisation scientifique.
Il traduit aussi des livres de l'anglais. Avant Warda, il
a publié L'Expérience féminine, une anthologie de la littérature
féminine contemporaine, comprenant des textes de Doris Lessing,
Toni Morrison, Marylin French, Edna O'Brien... "J'ai choisi des
histoires de femmes amoureuses dans des situations diverses, des
relations qui semblent normales, des adultères, des passions lesbiennes."
Avec
l'âge, l'écrivain est parvenu à une "méditation" sur la situation
des femmes, à la fois sur leur sort dans les sociétés arabes et
sur ses propres relations. "J'ai compris que j'évitais les femmes
que je considérais comme dominées. J'ai toujours été fasciné par
celles qui ont une personnalité volontaire. Warda est en quelque
sorte la femme que je recherche, mais avec laquelle je n'arrive
pas à entretenir la relation dont je rêve", explique-t-il. Son
héroïne connaît ses premières expériences sexuelles avec "un
homme trop macho pour qu'elle puisse se réaliser". Puis l'engagement
politique et intellectuel l'entraîne vers d'autres terrains, jusqu'à
ce qu'elle conquiert "un espace autonome et une certaine plénitude
sexuelle avec un homme qui lui reconnaît sa liberté". Empruntant
la voix de Warda et le "je" au féminin de son journal intime, Sonallah
Ibrahim martèle sa conviction : sans un combat pour la liberté et
l'épanouissement de la moitié féminine d'un pays, les mouvements
politiques font du surplace et les sociétés, arabes ou non, se condamnent
à la régression.
Catherine
Bédarida - Le Monde - 4 novembre 2002