Warda

Roman de Sonallah Ibrahim traduit de l'arabe par Richard Jacquemond

 

Sonallah Ibrahim, l'utopie par les femmes

L'écrivain égyptien, contestataire passé par la prison, publie "Warda", portrait d'une révolutionnaire arabe qui lie la quête d'un idéal politique à l'émancipation du "deuxième sexe".

Quelle place y a-t-il aujourd'hui pour l'utopie, dans les pays du second ou du tiers-monde, soumis à la fois aux dogmes du Fonds monétaire international et à la démagogie religieuse ? A ces questions, l'écrivain égyptien Sonallah Ibrahim, reconnu dans son pays comme un successeur de Naguib Mahfouz, a choisi de répondre par le biais de la fiction. Son sixième roman paru en France, Warda, est un beau portrait de femme en quête de sa liberté personnelle et politique, situé à l'apogée des mouvements progressistes arabes des années 1960-1970. De passage à Paris pour la sortie de son livre, cet homme réservé – regard doux, longues mains fines virevoltant à ses propos – confie comment il a enfanté Warda, ce personnage féminin dont le prénom signifie "rose" en arabe.

L'histoire de son héroïne commence dans le Beyrouth turbulent et moderniste des années 1960. Etudiante, Warda porte des jupes courtes, revendique l'amour assez libre, court les films de Fellini et de Truffaut et admire le couple Sartre-Beauvoir. Laïques, plus ou moins communistes, des mouvements révolutionnaires agitent le monde arabe. Une guérilla originale, qui tient à distance les mentors soviétiques et chinois, se développe dans le Dhofar, au sud du sultanat d'Oman. La jeune étudiante abandonne la contestation confortable pour s'engager dans cette clandestinité.

Jusqu'à ce roman, les personnages féminins de Sonallah Ibrahim étaient plutôt, à l'instar de ses héros masculins, grotesques ou pitoyables. Dans Les Années de Zeth, qui vient d'être réédité en poche (Babel/Actes Sud), l'héroïne est broyée par la dureté de la société égyptienne. "Au départ, je voulais m'inspirer de l'histoire vraie d'une Egyptienne qui a pris la tête d'une révolte dans les années 1920. Mais je n'ai pas réussi à créer autre chose que ce personnage de Zeth, une pauvre femme vaincue par la vie." Romancier inventif, Sonallah Ibrahim procède souvent par collage, comme dans Les Années de Zeth où il entrelace les épisodes romanesques et les fragments d'articles de presse. Pour Warda, il intercale des chapitres qui décrivent la visite d'un intellectuel de gauche égyptien à Oman au début des années 1990 et le journal intime – inventé – de la jeune insurgée, de 1960 à 1975.

"J'ai vécu cette expérience révolutionnaire. Bien des erreurs ont été commises, mais je reste attaché à cet idéal car, s'il se révélait impossible d'établir de nouvelles relations entre gouvernants et gouvernés, entre Etats et sociétés, l'humanité serait gravement menacée", affirme l'écrivain. De fait, son roman, par la voix lucide de Warda, n'occulte pas l'imbécillité d'un certain simplisme politique. Mais, selon lui, le poids du clanisme, l'écrasement des femmes, la misère paysanne, le cynisme colonial dénoncés par l'héroïne, tout comme les aspirations au changement restent des thèmes d'actualité. Le roman fait le deuil de ces années d'espoir et reconnaît honnêtement leur échec, sans cacher leurs dimensions effrayantes et sans ridiculiser leur courage. A revers du consensus actuel, fait de résignation, perce chez l'auteur une tendresse profonde envers un certain besoin d'utopie.

"À LA VEILLE DE L'EXPLOSION"

Le monde arabe, pour Sonallah Ibrahim, "est un volcan à la veille de l'explosion, alors qu'Américains et Israéliens tentent d'installer leur domination sur la région". Il prédit de nouveaux bouleversements révolutionnaires. Si le progrès matériel et technologique, le regain de confort gagnent une grande partie de la planète, ils s'accompagnent d'un vide spirituel, d'une absence de liberté et de solidarité qui poussent les êtres à la recherche de refuges religieux. Cet étrange cocktail de libéralisme économique, laissant une grande part des populations sur le bas-côté, et de régression religieuse est à ses yeux une impasse.

Devant ce chaos du monde, écrire de la fiction lui semble le meilleur moyen de faire entendre ses convictions. "Je suis maigrichon, je ne sais rien faire d'autre que d'écrire. Le roman permet de relier le temps personnel et celui collectif. Je parle de ma propre expérience, mais elle rejoint une expérience partagée par d'autres. Mon intimité n'est pas seulement une affaire privée. Mon moi est collectif."

Sonallah Ibrahim est l'un des rares écrivains égyptiens à ne vivre – assez modestement – que de sa plume. Son expérience de la censure et de la prison (cinq années de détention pour ses idées communistes) l'a tenu à l'écart du cénacle des écrivains officiels. Son premier roman, Cette odeur-là, paru en 1966 a été censuré, entre autres à cause de quelques lignes sur la masturbation ("l'habitude secrète" en arabe), et n'est reparu en Egypte que vingt ans plus tard. Parallèlement à ses romans, il a écrit régulièrement des fictions pour adolescents, centrées autour de thèmes de vulgarisation scientifique. Il traduit aussi des livres de l'anglais. Avant Warda, il a publié L'Expérience féminine, une anthologie de la littérature féminine contemporaine, comprenant des textes de Doris Lessing, Toni Morrison, Marylin French, Edna O'Brien... "J'ai choisi des histoires de femmes amoureuses dans des situations diverses, des relations qui semblent normales, des adultères, des passions lesbiennes."

Avec l'âge, l'écrivain est parvenu à une "méditation" sur la situation des femmes, à la fois sur leur sort dans les sociétés arabes et sur ses propres relations. "J'ai compris que j'évitais les femmes que je considérais comme dominées. J'ai toujours été fasciné par celles qui ont une personnalité volontaire. Warda est en quelque sorte la femme que je recherche, mais avec laquelle je n'arrive pas à entretenir la relation dont je rêve", explique-t-il. Son héroïne connaît ses premières expériences sexuelles avec "un homme trop macho pour qu'elle puisse se réaliser". Puis l'engagement politique et intellectuel l'entraîne vers d'autres terrains, jusqu'à ce qu'elle conquiert "un espace autonome et une certaine plénitude sexuelle avec un homme qui lui reconnaît sa liberté". Empruntant la voix de Warda et le "je" au féminin de son journal intime, Sonallah Ibrahim martèle sa conviction : sans un combat pour la liberté et l'épanouissement de la moitié féminine d'un pays, les mouvements politiques font du surplace et les sociétés, arabes ou non, se condamnent à la régression.

Catherine Bédarida - Le Monde - 4 novembre 2002