Les récits de l'institution

Extrait

 

SEUIL.
Ce texte est extrait de Les récits de l'Institution de Gamal Ghitany, traduit de l'arabe par Khaled Osman. Copyright Editions du Seuil.

 Près du Caire, un gouffre insondable est apparu à la suite d'un séisme. Cette terre abandonnée intéresse vivement un inconnu.

... Au commencement, quand le fondateur avait conçu son projet, certains s'étaient d'abord gaussés, d'autres l'avaient critiqué secrètement ou ouvertement, d'aucuns allant même jusqu'à décréter qu'il n'était qu'un aventurier prêt à dilapider tous ses biens, insoucieux des réalités et incapable de garder les pieds sur terre. On émettait des doutes: qui donc allait se donner la peine de se déplacer jusqu'à cet endroit perdu au milieu des champs, loin de la ville, loin des routes praticables, même si le Nil était proche?

A cette époque, des bourgs comme Imbâba, Mit-Oqba, Boulâq el-Dakrour ou Abou Qtâta relevaient encore de la campagne; pour les Cairotes, c'étaient des endroits perdus réservés aux maraîchers qui s'y approvisionnaient en fruits et légumes, ou bien aux promeneurs à la recherche d'un coin tranquille.

Le fondateur ne s'était pas laissé affecter par tout cela. Parfaitement déterminé, il s'était lancé sans hésiter, achetant sept fadadîn (1.), dont quatre cultivés et trois en friche, en un lieu toujours désert depuis qu'un épouvantable tremblement de terre resté dans toutes les mémoires l'avait ravagé, un siècle plus tôt.

Avec l'affaissement du sol dû au cataclysme, le ciel demeura trois jours durant noyé dans les ténèbres, crachotant sans discontinuer une sorte de grêle. Une fois celle-ci retombée, la terre continua encore de trembler pendant quarante jours. Lorsque les secousses cessèrent enfin et que le ciel s'éclaircit, une fosse circulaire apparut, d'un diamètre d'environ deux mètres, semblable au puits d'une saqieh (2.), à la différence qu'il était impossible d'en distinguer le fond et que nulle eau ne paraissait s'y agiter. 


En ce temps-là, le terrain était la propriété d'un homme très apprécié de ses voisins; jusqu'à récemment, on trouvait des gens se souvenant de lui et capables de le décrire comme s'ils le voyaient, bien planté devant eux: un solide gaillard, impressionnant de sérénité et de clairvoyance. Les mesures qu'il avait prises, notamment celle de clôturer la fosse d'une haie de palmes pour empêcher les passants de s'engloutir dans l'abîme, contribuèrent sans conteste à sauver de nombreuses vies humaines.

La profondeur de la fosse était l'objet des conjectures les plus variées. Voulant en avoir le c.Sur net, il fit apporter un tronc de palmier mâle qu'il fendit sur toute la longueur. Aidé de ses deux fils, il hissa l'un des madriers ainsi obtenus au-dessus de la margelle et le fit basculer dans la fosse, afin de voir jusqu'où il s'enfoncerait. Le tronc disparut complètement dans les entrailles du sol; l'homme tendit l'oreille, mais n'entendit rien, pas le moindre son pour attester que l'objet s'était écrasé au fond ou avait heurté quelque obstacle: on eût dit qu'il s'était volatilisé.

L'homme se tourna vers son fils aîné, déclarant qu'ils n'avaient plus leur place ici, puis, se tournant vers le cadet, il ajouta qu'ils n'avaient d'autre solution que de quitter définitivement l'endroit.

Certes, mais pour aller où? 

Malgré les tentatives des voisins et des proches, il refusa obstinément de leur indiquer sa destination, gardant le secret même vis-à-vis des siens, qu'il pressait de réunir leurs affaires, comme s'il fuyait un danger imminent.

Lorsqu'il se mit enfin en route en direction du sud, il pleurait, ainsi que sa femme et ses enfants qui n'avaient d'autre choix que de le suivre. Une fois qu'un tournant du chemin les eut dérobés à la vue de leurs voisins, ceux-ci n'entendirent plus jamais parler d'eux. Leur trace s'évanouit, nul voisin n'eut jamais le moindre écho, fût-ce incidemment, de ce qu'ils étaient devenus, comme si la terre s'était entrouverte et les avait engloutis. Les années passant, nul être humain ne s'approcha plus du champ, on ne chercha même pas à le cultiver.

Quatre fadadîn ne sont pas une surface négligeable dans une campagne où la terre est mesurée en empans et en coudées; aujourd'hui encore, il arrive qu'on s'entre-tue pour quelques centimètres carrés. La fosse béante demeura une source d'effroi; tous se tenaient à distance du terrain et se refusaient à en retourner la terre.

Les craintes se transmettaient d'une génération à l'autre, en tournant le regard vers la fosse, les riverains étaient pris de peur, comme si une force mystérieuse allait s'abattre sur eux pour les précipiter dans l'inconnu; il suffisait que l'un d'eux dérapât ou perdît son chemin en rentrant chez lui à la nuit tombée, et c'était le basculement dans le néant.

Dans ce dénuement, des herbes curieuses avaient poussé, par endroits la terre était devenue plus dure que la pierre, tandis qu'ailleurs elle s'était fendillée; les gens s'abstenaient d'y mettre le pied même en plein jour.

C'est dans cet état que le fondateur avait trouvé les lieux; son choix s'était d'abord porté sur les trois fadadîn constructibles qu'il s'affirmait disposé à payer comptant. Le feddân n'excédait pas cent livres de l'époque, un montant dérisoire quand on connaît la progression des prix enregistrée par la suite.

Mais... avait-il eu vent au préalable de l'existence de la fosse?

Quelques vieillards, témoins en leur temps de la scène, évoquaient son regard triste, les traits tirés qu'il arborait au moment de son arrivée. Sans perdre un instant, il s'était élancé directement vers la fosse, en dépit des mises en garde de tous et, les mains jointes derrière le dos, s'était penché au-dessus de l'ouverture. Après s'être saisi d'un caillou rond, il l'avait expédié avec force au fond du trou, tendant l'oreille quelques instants avant de se redresser, hochant la tête à deux reprises. Pour finir, il s'était reculé lentement de quelques pas, sous le regard des hommes de la tribu dont les visages laissaient poindre la surprise, faute de pouvoir exprimer ouvertement l'agacement. C'est que l'arrivée d'un inconnu dont, peu de temps auparavant, ils ne savaient encore rien, et cela pour s'approprier un lopin à l'endroit où ils naissaient de père en fils, n'était pas faite pour les rassurer. Le dicton n'affirmait-il pas: «Un voisin honnête vaut mieux qu'une maison coquette»? Que dire alors lorsque le nouvel arrivant était un parfait inconnu, qui n'était pas fait de la même glèbe, étranger à leurs soucis, un de ces messieurs de la ville dont la méfiance à l'égard des paysans était notoire!

Une semaine ne s'était pas écoulée qu'ingénieurs, contremaîtres et ouvriers affluaient sur le site. Le plus étonnant, c'est qu'ils avaient commencé par s'attaquer au lopin stérile, celui que le fondateur n'avait pas acheté, cela pour une raison simple: ce lopin n'avait pas de maître; après la fuite de l'ancien propriétaire, il avait réintégré le domaine public, même s'il restait déserté de tous, personne n'osant s'y aventurer par crainte de cette ouverture sur un gouffre abyssal. Bien vite, on avait vu apparaître deux murs d'enceinte bâtis de pierres polies blanches provenant de carrières situées près d'El-Alamein, dans le désert occidental, et dotées, selon la rumeur, de propriétés étonnantes, connues des seuls maçons et entrepreneurs. [...]

Lorsque les opérations de déblaiement et de forage avaient débuté, nul n'imaginait, même parmi ceux qui étaient familiers de la région et avaient déjà eu l'occasion de frayer avec le terrain, que la profondeur du sol atteignait de tels niveaux. On avait déjà creusé quatorze mètres et la terre friable continuait à exsuder richesse et fertilité, grâce à l'accumulation durant des millénaires des limons déposés par le Nil voisin.

Pendant le creusement des fondations, on exhuma une barque antique qui semblait à peine sortie de l'atelier de l'artisan; c'était un modèle singulier, aux formes inhabituelles, on n'en avait jamais vu de semblable. Le fondateur en fit don à la direction des Antiquités qui constitua aussitôt une commission pour étudier et discuter les caractéristiques de la donation, rédigeant un rapport dont une synthèse parut dans la version anglaise du journal local. Selon ce rapport, la présence de la barque prouvait que le Nil avait eu son cours à cet endroit, de même que son ornementation offrait un nouveau regard sur l'art du Nouvel Empire.

L'objet fut exposé au musée du Caire dans un écrin de verre dont le fond était constitué d'un miroir poli de fabrication belge, et son état de conservation demeura satisfaisant jusqu'au milieu des années soixante, lorsque survint la déroute majeure, qui devait ébranler toutes les valeurs.

Les journaux commencèrent alors à diffuser des entrefilets au sujet de l'usure des cordes tressées qui soutenaient l'armature de la barque, sur leur rapide décomposition sous l'effet d'un dangereux champignon. Ces révélations incitèrent la direction du musée à interpeller le ministre de la Culture, le priant de lancer un appel aux instances internationales .Suvrant pour la défense du patrimoine afin qu'elles contribuent au sauvetage de ce précieux vestige. Apparemment, le mystérieux champignon s'était également attaqué à d'autres pièces beaucoup plus sensibles, parmi lesquelles la momie de Ramsès II - dont le traitement continue, jusqu'à la rédaction de ces pages, de poser une énigme insoluble aux savants.

Une seule personne faisait le lien entre le bannissement de Son Excellence et l'apparition de ce champignon: Gawâhri, le plus ancien et le plus dévoué parmi les membres du personnel. D'ailleurs, il allait plus loin que cela, voyant dans cette déroute la cause de l'ensemble des catastrophes individuelles ou collectives qui s'étaient abattues sur eux depuis lors.

Dans le bureau présidentiel situé au dernier étage du siège historique, qui avait vu se succéder tant de dirigeants, subsistait jusqu'à maintenant un petit fragment de bois provenant de la rame de la barque, bien visible sous sa pyramide de verre. On eût dit le petit écrin conservant un morceau de roche lunaire exposé à l'entrée du siège européen des Nations unies. Certains experts assuraient d'ailleurs que les deux écrins avaient été fabriqués par le même artisan, bien que la pyramide de verre fût antérieure de plusieurs années.

Cependant, l'histoire de la barque était beaucoup plus mystérieuse et plus complexe que ce qu'on pouvait en lire sur les petits panonceaux fixés à l'entrée de la salle d'exposition, ou encore dans les catalogues officiels de la direction des Antiquités, voire dans les pages de l'Encyclopédie pharaonique, éditée en coopération avec le Musée britannique.

Les rumeurs circulant au sein de l'Institution donnaient lieu à diverses interrogations: tout d'abord, le fondateur était-il au courant de l'existence de la barque? Avait-il disposé d'indices suggérant sa présence sous le sol?

De fait, cette question ne reçut jamais de réponse décisive, en dépit des nombreuses hypothèses émises, dont l'objet n'était pas tant la barque elle-même, son bois rare ou encore ses fines incrustations à haute valeur archéologique, que le chargement précieux qu'elle était réputée avoir emporté jadis dans son naufrage, et dont certains semblaient avoir une idée très précise: dix récipients de faïence contenant d'antiques pièces d'or, apparemment le produit de taxes foncières perçues en Nubie ou en Haute-Egypte - comme le prouvait la position du navire au moment de sa découverte, proue orientée vers le nord. D'autres prétendirent que le fondateur avait eu l'occasion, lors de ses études à l'université de Columbia, de déchiffrer certains signes sur un papyrus conservé au Metropolitan Museum. Il s'était passionné pour l'archéologie, une discipline pourtant bien éloignée de son sujet d'étude - les sciences économiques.

Aussitôt le mur édifié autour des sept fadadîn, les travaux de déblaiement avaient commencé, se prolongeant une année entière sans être interrompus par la moindre journée de congé. A l'issue des travaux, on avait fini par atteindre, très loin en profondeur, la roche solide. Les énormes quantités de boue arrachées au chantier dans ce processus avaient été vendues aux fours à briques disséminés au nord et au sud de la capitale. Les connaisseurs affirmaient que la plupart des immeubles modernes datant des années quarante et du début des années cinquante avaient été bâtis à l'aide de ces briques.

Cette opération de déblaiement avait-elle été conduite dans le but de vendre les grandes quantités de boue dégagées? Il faut dire que le fondateur en avait retiré des sommes excédant plusieurs fois le montant versé pour l'achat du terrain, encourageant d'autres à faire de même, y compris après la promulgation de lois et de décrets interdisant de telles pratiques. N'avait-il pas plutôt en tête de déterrer la barque, apparue au bout d'environ six mois de forage?

Toujours est-il qu'il avait tenu à être présent pour l'exhumation. Après avoir examiné minutieusement l'objet, il s'était introduit à l'intérieur, se penchant sur le moindre de ses recoins, et n'avait averti la direction des Antiquités qu'après trois jours entiers passés à proximité de l'abîme sans fond.

Dans la masse des livres retraçant l'histoire de l'Institution - dont certains étaient, disait-on, de sa propre plume, même s'il les avait fait paraître sous le nom de spécialistes: un historien célèbre, un sociologue, un professeur d'université, tous rémunérés sans compter -, on ne trouvait que quelques lignes consacrées à la barque, et pas un mot évoquant le moindre trésor.

Dans ses allocutions prononcées lors des diverses célébrations, le fondateur n'avait pas manqué de se vanter de la découverte de la barque, relatant comment il avait tout fait pour la sortir intacte de terre, non sans s'être assuré au préalable de la présence des représentants de la direction des Antiquités et du directeur du Musée d'art islamique, un Français qui avait insisté pour l'examiner bien qu'il se fût agi