Le
lyrisme, c'est l'art du détail
C'est un garçon
d'une dizaine d'années, assez triste, qui observe les adultes, écoute
aux portes, fouille dans les tiroirs, et baisse les yeux quand des
propos dérangeants sont tenus devant lui. Un garçon qui ressemble
comme un frère à Sonallah Ibrahim. "Disons qu'il y a dans ce
livre 20 % de fiction", assure l'écrivain égyptien, connu pour
ses engagements politiques.
Avec Le Petit
Voyeur, son huitième roman traduit en français, il a choisi
un registre beaucoup plus intimiste. Nous sommes à la fin des années
1940, dans une famille de la toute petite bourgeoisie du Caire.
"Famille" est un grand mot : depuis le départ de sa mère, le garçonnet
vit seul avec son père, un modeste fonctionnaire à la retraite,
qui s'occupe des tâches domestiques, cuisine, repasse, le soigne
quand il est malade, lui fait réciter ses prières et ses leçons,
écrit même ses rédactions, mais ne parvient pas à combler le vide
immense laissé par l'absente. Et, continuellement, comme une mauvaise
madeleine, de petits faits de la vie quotidienne ramènent l'enfant
plusieurs années en arrière, lui rappelant les jours heureux, le
paradis perdu. Ces flashback surgissent en italique, au milieu d'un
paragraphe, sans même un retour à la ligne. Sonallah Ibrahim les
rédige au présent, comme le reste du texte, dans le même style dépouillé.
C'est un peu déroutant. Le lecteur n'a pas toujours le temps de
passer d'une époque à l'autre et de partager l'émotion du petit
garçon.
Ce qui frappe
d'emblée dans ce roman, c'est son style : des phrases courtes, sans
fioritures, d'une précision d'entomologiste. Rien à voir avec les
grandes envolées de certains auteurs arabes. "Je hais le lyrisme,
affirme Sonallah Ibrahim. Le roman, c'est l'art du détail."
Ne dites pas qu'un immeuble est haut ou qu'une route est longue
: indiquez le nombre d'étages ou de kilomètres. Avec Hemingway,
il pense que le romancier ne doit montrer que la partie émergente
de l'iceberg. Dans Le Petit Voyeur, Sonallah Ibrahim fait oeuvre
de greffier, relatant la vie de ce foyer avec une incroyable minutie,
qui ravira les historiens du futur. Rien n'échappe à ses descriptions,
pas même les marques des produits, qui rappellent toute une époque
: "un tube de dentifrice Kolinos, un pot de crème dépilatoire
Zambuk, de la Noline pour démêler les cheveux..." Voici l'enfant
avec son père : "Il m'accompagne aux WC pour que je fasse pipi.
Je me plains de l'odeur. C'est à cause de la chasse d'eau qui ne
marche pas, dit-il. Je récite le verset du Trône, comme il me l'a
appris. Il me pousse doucement pour me faire monter sur le socle
de pierre. Comme je résiste, il monte lui aussi pour être à côté
de moi et me tient par l'épaule pendant que je déboutonne ma braguette."
Le père est à
la recherche d'une nouvelle femme. L'enfant et lui partagent un
appartement avec un policier et sa compagne, "madame Taheya". Une
jeune femme troublante, qui fume, passe du rouge sur ses lèvres
pulpeuses, attire le garçon à elle, le couvre de baisers... Une
amoureuse ? Une maman de substitution ? Dans cet univers, la sexualité
est omniprésente, et toujours cachée.
Né en 1937, Sonallah
Ibrahim a abandonné ses études de droit, au début de la période
nassérienne, pour militer clandestinement au Parti communiste, alors
interdit. Arrêté en 1959, il va passer cinq ans sous les verrous,
subissant et observant toutes les horreurs du système carcéral égyptien.
A sa sortie de prison, il publie un brûlot, aussitôt censuré, mais
qu'on va se passer sous le manteau. Cette odeur-là, édité
en 1966 (Actes Sud, 1992) évoque l'enfermement qu'il a subi et décrit
de manière très crue la misère sexuelle de ses compatriotes. Des
sujets que la littérature arabe n'abordait guère jusque-là.
En 1981, il revient
à la charge avec Le Comité (Actes Sud, 1992), roman kafkaïen,
dans lequel un intellectuel égyptien comparaît devant une mystérieuse
instance inquisitoriale, composée de militaires et de civils. Ses
romans suivants dénoncent la corruption, l'emprise religieuse, la
passivité, les multinationales ou l'arrogance de l'Occident. La
situation de la femme arabe le désole tout autant. Dans Les Années
de Zeth (Actes Sud, 1993), l'héroïne semble être paralysée par
la peur, alors que Warda, titre d'un autre roman (Actes Sud,
2002), réussit à briser les carcans sociaux.
L'écrivain n'hésite
pas à parsemer ses livres de brèves nouvelles d'actualité. Il ne
le fait pas dans Le Petit Voyeur, mais la politique y est
constamment présente en arrière-plan. C'est la fin du règne de Farouk,
marqué par la déliquescence du pouvoir, l'irruption de nouveaux
riches et des inégalités sociales criantes. La colère gronde, la
révolution de 1952 n'est pas loin. Pour Sonallah Ibrahim, la période
actuelle ressemble beaucoup à ces années-là : "Il va arriver
quelque chose, ce n'est pas possible... Nous assistons à un effondrement
de la protection sociale, de l'éducation..."
Est-il libre d'écrire
ce qu'il veut ? "Oui, je suis libre, mais pas en raison de la
démocratie : parce que le pouvoir est faible et concentre toute
son attention sur les manifestations publiques. Vous pouvez écrire,
ils ne lisent pas. Je vis dans un immeuble de 33 appartements, occupé
par des médecins, des ingénieurs, des officiers... Un immeuble sans
bibliothèques, à part des livres de religion." Sonallah Ibrahim
ne se contente pourtant pas d'écrire. Ses séjours à l'étranger -
Berlin, Moscou et San Francisco - lui ont ouvert des perspectives
: il a participé à la création d'un groupe altermondialiste qui
tient congrès au Caire tous les ans. Il est aussi l'un des membres
fondateurs du mouvement Kefaya ("Ça suffit !"), qui a fait irruption
il y a quelques années dans la vie politique, démontrant qu'une
opposition non islamiste était possible. En 2003, lorsqu'un prix
littéraire prestigieux, décerné par le Conseil supérieur de la culture,
lui a été attribué, Sonallah Ibrahim est monté à la tribune. Devant
une salle stupéfaite, il a renoncé publiquement à cette distinction
- et par le fait même à une somme d'argent importante - pour ne
pas cautionner un système qu'il dénonce. "J'ai voulu, dit-il,
montrer que chacun peut résister à sa manière, selon ses propres
moyens."
Il a fallu attendre
Le Petit Voyeur pour comprendre le début de ce parcours.
"Jusqu'ici, dit Sonallah Ibrahim, je n'avais pas réussi
à écrire sur mon enfance. Sans doute n'étais-je pas assez âgé pour
comprendre mon père." Au-delà d'une autobiographie romancée,
ces pages teintées de mélancolie éclairent
de manière saisissante tout un pan de la société égyptienne. Une
société marquée par les désillusions, bousculée par la mondialisation,
réfugiée dans la religion, mais, finalement, pas très différente
de celle d'hier quand on l'examine, comme le petit Sonallah, par
le trou de la serrure.
Robert SOLE,
LE MONDE DES LIVRES, 18 septembre 2008