Muses et égéries

Roman de Gamal Ghitany traduit de l'arabe par Khaled Osman

La femme, première lettre de l’alphabet de Gamal Ghitany

 

Les carnets de l’auteur égyptien laissent émerger une thématique qui a irrigué toute son oeuvre, les femmes qui l’ont accompagné de la naissance au seuil de la vieillesse. Un « attendrissement » audacieux et drôle.

 

«Elle était l’alif!» Alif, la première lettre de l’alphabet. Celle qu’on trace verticalement, de haut en bas, comme on incise le papier. «La voyant passer devant moi, j’ai su que j’étais devant le pic vertigineux de la lettre.»

Comment mieux rendre compte de l’émotion d’une rencontre qu’en évoquant le début de toute chose, la verticale absolue de l’inaccessible, et ce trait qui sépare ce qui a été de ce qui va, sans nul doute, être. Ainsi commence un livre, par une première lettre. Ainsi ne commence pas tout à fait le premier livre de carnets de Gamal Ghitany. Prudence ou coquetterie, «Alif», car c’est le nom du deuxième chapitre de l’ouvrage, suit une manière de prologue intitulé, avec beaucoup de simplicité, «Attendrissement». Pourquoi pas ? L’écrivain, à la tête d’une oeuvre imposante, prend conscience de ce que «ce qui reste à vivre est moins que ce qui a déjà été vécu», et que, comme on laisse venir à la surface les souvenirs, il est bon de payer leur dû à «elles». D’entendre à nouveau le chant des femmes qui pétrissent le pain, les voix de perle de tant d’autres, depuis celle qui lui a donné naissance jusqu’à celle qui lui fermera les yeux. Muses et égéries, annonce le titre. Il s’agit moins d’inspiratrices que de compagnes – en faisant jouer tous les miroitements du mot – depuis celles qui s’incorporent à toute une vie à celles qu’on ne rencontre qu’en rêve, et « l’Alif » était de peut-être de celles-ci...

Ce que nous propose Gamal Ghitany dans [cet ensemble de deux carnets], ce n’est pas tant un chant, même poétique, dédié à «la» femme, qu’un journal éclaté, de situations et d’idées, dû à un homme dont la vie a été dominée par des moments dont des femmes, réelles, rêvées, convoitées, rencontrées, aimées, ont donné le sens. Il serait facile de se méprendre : ces carnets ne sont pas la liste de Don Juan. Pas de tableau de chasse, de journal d’un séducteur, même raté, même pour rire. Gamal Ghitany n’est pas un « homme à femmes », et ce livre est un carnet de route dans un monde dont les femmes donnent les repères[...]

Car au-delà des réflexions sur la beauté, des souvenirs de désir et d’illuminations, c’est la vie des femmes égyptiennes aujourd’hui qui est la matière de ce livre. Livre des pudeurs et des abandons, de contraintes et de risques, de luttes et de liberté à reconquérir sans cesse, ces carnets sont aussi les mémoires d’une guerre dont l’auteur ne sort que rarement vainqueur. Mais ces défaites sont avant tout la condition pour que naisse enfin un livre.

Alain NICOLAS, L'HUMANITE, 31 mars 2011

La sensualité mène vers l'absolu

 

Après Les Poussières de l'effacement (2008), somptueuse interrogation sur la mémoire, le poète égyptien Gamal Ghitany nous offre Muses et Égéries, réunion de carnets consacrés aux femmes. Un hommage à la beauté inspirée par la tradition soufie.

Gamal Ghitany réssucite les mille et une nuits de ses fantasmatiques amours. Pour rendre hommage à sa muse, il lui érige dans Muses et Egéries d'infinies histoires de femmes. De la chanteuse turque à la chevelure rousse à l'épouse bagdadienne, l'écrivain réinvente le monde au gré de son désir. Tour à tour oiseau, mère ou amie, l'esprit féminin se déploie pour devenir la somptueuse allégorie de sa vie créatrice. Et s'il connait avec certaines la passion, il échoue à en séduire d'autres. Evanescente, la beauté disparait aussi vite qu'elle est apparue. Seul demaure le mystère de l'origine.

 

 

DIEU VIT AU CAIRE et écrit de la poésie. Sous le nom de Gamal Ghitany, il compose depuis quarante ans une des plus belles oeuvres de la littérature arabe. Dans la mystique soufie dont il s'imprègne, chaque individu accueille la présence du divin, chaque être est un cosmos dans le cosmos. Et la phrase d'un crucifié ouvre le dernier livre de Gamal Ghitany: elle est signée al-Hallaj, poète soufi condamné à mort en 922 à Bagdad. Jugé sacrilège, il avait simplement déclaré: «Je suis la vérité». Gamal Ghitany, plus d'un millénaire après, lui fait écho.
Depuis plus de dix ans, il s'offre en vérité sous une forme radicalement nouvelle, huit carnets consacrés à l'enfance, la mort ou l'esprit par exemple. Vient de paraître en français Muses et Égéries, réunion de carnets consacrée aux femmes, et qui semble au premier abord la confession d'un séducteur. Mais ces mémoires sont à multiples fonds car à les lire de plus près, les femmes de Ghitany, Magd, l'amour originel rencontré dans la jeunesse dorée cairote, Hamra, la femme interdite, Claire, l'odieuse Française et même les fabuleuses Stambouliotes, Bagdadiennes et Iraniennes à la sensualité offerte, ne sont que les simples noms accolés à la beauté fuyante. Le poète s'épuise à étreindre ces visages et ces corps qui le ramènent toujours à ce lieu du «repère originel, la fêlure dont [il est] issu, l'idéal qu['il ne saurait] atteindre». Ces femmes incarnent chacune une possibilité d'existence que l'écrivain accomplit par l'écriture, une ombre dans sa vie qu'il vient, par l'imaginaire, éclairer. De l'impuissance à vivre mille vies, il puise l'élan de son écriture. Dans Le Livre des Illuminations en 2005, il consacrait déjà sa mystique à ressusciter le père, à entendre une dernière fois la voix de celui qui le guida pour ses premiers pas. De cette disparition, Ghitany acquiert une certitude: «Rien n'est plus cruel que les instants révolus». Il se consacre alors avec fureur à ses carnets: Les Poussières de l'effacement (2008) témoigne de cette ferveur à ressusciter les heures perdues.
Comme chez Proust, l'autobiographe chemine sur les crêtes de ses désirs d'enfance, de ses amours fantasmées et d'une mémoire qui sans cesse le trahit. Peut-être est-ce là que Ghitany se révèle au plus proche d'un poète mystique. Il fait entendre dans chaque livre un nouveau chant pour lutter contre celle qu'il surnomme «le premier oppresseur», la mort. Pour l'écrivain égyptien, tout commence et se termine auprès d'une tombe: celle d'une civilisation morte, celle d'un père disparu et celle qui l'attend, creusée quelque part dans la terre égyptienne. Sans doute, depuis son enfance dans les années 50 dans un quartier pauvre du Caire, jusqu'à sa reconnaissance comme l'une des figures majeures de la culture égyptienne, Ghitany est-il demeuré un désirant, un chasseur d'infinis. La découverte du soufisme, puis de la psychanalyse dont il recopiait, étudiant, les textes, ne pouvant acheter les coûteuses traductions de Freud, l'ont très tôt convaincu que chaque individu recelait un abîme à explorer. Mais il sut aussi que le temps d'une vie ne lui permettrait jamais d'accéder à cette connaissance infinie. À 24 ans, il prend conscience de l'imminence du néant. Envoyé dans les geôles de Nasser pour son engagement politique, il se résout à vivre dans l'urgence de celui qui connaît le chemin du tombeau. Son premier roman sera porté par la colère contre le régime nassérien: le Zayni Barakat, variation historique sur le XVIe siècle égyptien, cache à peine la satire du dictateur. Déjà, Gamal Ghitany empruntait les détours du passé pour dénoncer l'oppression d'un tyran sur son peuple. Dix ans plus tard, il se décrète ennemi de Sadate en signant l'Épître des destinées, roman polyphonique consacré au peuple égyptien. Sous les traits d'un gardien de temple acheté par un voyou, Ghitany donnait un visage à un peuple humilié dont l'essence même, l'élan naturel vers le sacré, étaient annihilés par la modernité, l'argent et le goût de la profanation. La trahison des clercs chez Ghitany est avant tout une trahison des gardiens du temple.
Car Gamal Ghitany ne peut être lu comme un auteur politique. Il se sait poète depuis toujours, il affûte donc les armes d'une langue sublime. Il y allie l'effervescence des Mille et Une Nuits, la poétique du Coran, l'épure de la poésie soufie et la métaphysique de la civilisation pharaonique. La femme devient très vite l'autre nom du sacré dans son oeuvre. Les figures égyptiennes se révèlent chacune les soeurs de la déesse Isis, veuve, mère et vestale, celle qui régnait sur les hommes en élevant l'enfant-Dieu. Dans ce mélange de fragilité et d'élévation, de mystification et de douceur, Ghitany invente le totem féminin du monde arabe [...]
Sous la plume de Ghitany, la femme est oiseau: phénix ou colombe, apocalypse ou renouveau. Et seul un regard tendre peut l'amadouer. «La tendresse est ce sentiment nostalgique qui combine le sanglot extrême et l'ivresse musicale», en un mot, l'essence de la poésie. Pour Baudelaire, la beauté était un rêve de pierre qui consumait les poètes en d'austères études. Pour Gamal Ghitany, la beauté s'avère une femme-mosquée que l'écrivain pénètre. Un passage somptueux de Muses et Égéries voit le poète connaître l'extase dans la grande mosquée de Cordoue. Il y expérimente une nouvelle illumination, un retour à l'origine du Beau. Dans cet utérus de la beauté, il ne perçoit que les formes courbes de l'ordre universel. Chaque chose est à sa place, dans les rondeurs du monde. Pas de trace de Dieu entre ses pierres, mais la révélation d'une esthétique sacrée fondée sur la forme courbe. La beauté, c'est «l'ordonnancement personnifié», l'autre nom de Dieu. Ce créateur, Ghitany ne peut s'en défaire, même en lui empruntant son rôle. Et au pied du minaret de la mosquée de Cordoue, l'athée s'interroge: «Qui donc ordonne, qui retranche, qui sauvegarde?» Le Grand Architecte demeure muet lorsque Gamal Ghitany se tourne vers lui. Et peut-être est-ce dans ce silence qu'ils se séparent. Car si Dieu garde le secret de son oeuvre, Gamal Ghitany, pendant plusieurs heures, nous a dévoilé le sien.

 

Oriane JEANCOURT GALIGNANI (en chapeau à un entretien), TRANSFUGE, avril 2011