La
sensualité mène vers l'absolu
Après Les Poussières
de l'effacement (2008), somptueuse interrogation sur la mémoire,
le poète égyptien Gamal Ghitany nous offre Muses et Égéries,
réunion de carnets consacrés aux femmes. Un hommage à la beauté inspirée
par la tradition soufie.
Gamal Ghitany réssucite
les mille et une nuits de ses fantasmatiques amours. Pour rendre hommage
à sa muse, il lui érige dans Muses et Egéries d'infinies histoires de
femmes. De la chanteuse turque à la chevelure rousse à l'épouse bagdadienne,
l'écrivain réinvente le monde au gré de son désir. Tour à tour oiseau,
mère ou amie, l'esprit féminin se déploie pour devenir la somptueuse
allégorie de sa vie créatrice. Et s'il connait avec certaines la passion,
il échoue à en séduire d'autres. Evanescente, la beauté disparait aussi
vite qu'elle est apparue. Seul demaure le mystère de l'origine.
DIEU
VIT AU CAIRE et écrit de la poésie. Sous le nom de Gamal Ghitany, il
compose depuis quarante ans une des plus belles oeuvres de la littérature
arabe. Dans la mystique soufie dont il s'imprègne, chaque individu
accueille la présence du divin, chaque être est un cosmos dans le cosmos.
Et la phrase d'un crucifié ouvre le dernier livre de Gamal Ghitany:
elle est signée al-Hallaj, poète soufi condamné à mort en 922 à Bagdad.
Jugé sacrilège, il avait simplement déclaré: «Je suis la vérité». Gamal
Ghitany, plus d'un millénaire après, lui fait écho.
Depuis plus
de dix ans, il s'offre en vérité sous une forme radicalement nouvelle,
huit carnets consacrés à l'enfance, la mort ou l'esprit par exemple.
Vient de paraître en français Muses et Égéries, réunion de carnets consacrée
aux femmes, et qui semble au premier abord la confession d'un séducteur.
Mais ces mémoires sont à multiples fonds car à les lire de plus près,
les femmes de Ghitany, Magd, l'amour originel rencontré dans la jeunesse
dorée cairote, Hamra, la femme interdite, Claire, l'odieuse Française
et même les fabuleuses Stambouliotes, Bagdadiennes et Iraniennes à la
sensualité offerte, ne sont que les simples noms accolés à la beauté
fuyante. Le poète s'épuise à étreindre ces visages et ces corps qui
le ramènent toujours à ce lieu du «repère originel, la fêlure dont
[il est] issu, l'idéal qu['il ne saurait] atteindre». Ces femmes
incarnent chacune une possibilité d'existence que l'écrivain accomplit
par l'écriture, une ombre dans sa vie qu'il vient, par l'imaginaire,
éclairer. De l'impuissance à vivre mille vies, il puise l'élan de son
écriture. Dans Le Livre
des Illuminations en 2005, il consacrait déjà sa mystique à
ressusciter le père, à entendre une dernière fois la voix de celui qui
le guida pour ses premiers pas. De cette disparition, Ghitany acquiert
une certitude: «Rien n'est plus cruel que les instants révolus».
Il se consacre alors avec fureur à ses carnets:
Les Poussières de l'effacement
(2008) témoigne de cette ferveur à ressusciter les heures perdues.
Comme chez Proust,
l'autobiographe chemine sur les crêtes de ses désirs d'enfance, de ses
amours fantasmées et d'une mémoire qui sans cesse le trahit. Peut-être
est-ce là que Ghitany se révèle au plus proche d'un poète mystique.
Il fait entendre dans chaque livre un nouveau chant pour lutter contre
celle qu'il surnomme «le premier oppresseur», la mort. Pour l'écrivain
égyptien, tout commence et se termine auprès d'une tombe: celle d'une
civilisation morte, celle d'un père disparu et celle qui l'attend, creusée
quelque part dans la terre égyptienne. Sans doute, depuis son enfance
dans les années 50 dans un quartier pauvre du Caire, jusqu'à sa reconnaissance
comme l'une des figures majeures de la culture égyptienne, Ghitany est-il
demeuré un désirant, un chasseur d'infinis. La découverte du soufisme,
puis de la psychanalyse dont il recopiait, étudiant, les textes, ne
pouvant acheter les coûteuses traductions de Freud, l'ont très tôt convaincu
que chaque individu recelait un abîme à explorer. Mais il sut aussi
que le temps d'une vie ne lui permettrait jamais d'accéder à cette connaissance
infinie. À 24 ans, il prend conscience de l'imminence du néant. Envoyé
dans les geôles de Nasser pour son engagement politique, il se résout
à vivre dans l'urgence de celui qui connaît le chemin du tombeau. Son
premier roman sera porté par la colère contre le régime nassérien: le
Zayni Barakat, variation historique sur le XVIe siècle égyptien,
cache à peine la satire du dictateur. Déjà, Gamal Ghitany empruntait
les détours du passé pour dénoncer l'oppression d'un tyran sur son peuple.
Dix ans plus tard, il se décrète ennemi de Sadate en signant l'Épître
des destinées, roman polyphonique consacré au peuple égyptien. Sous
les traits d'un gardien de temple acheté par un voyou, Ghitany donnait
un visage à un peuple humilié dont l'essence même, l'élan naturel vers
le sacré, étaient annihilés par la modernité, l'argent et le goût de
la profanation. La trahison des clercs chez Ghitany est avant tout une
trahison des gardiens du temple.
Car Gamal Ghitany
ne peut être lu comme un auteur politique. Il
se sait poète depuis toujours, il affûte donc les armes d'une langue
sublime. Il y allie l'effervescence des Mille et Une Nuits, la
poétique du Coran, l'épure de la poésie soufie et la métaphysique de
la civilisation pharaonique. La femme devient très vite l'autre
nom du sacré dans son oeuvre. Les figures égyptiennes se révèlent chacune
les soeurs de la déesse Isis, veuve, mère et vestale, celle qui régnait
sur les hommes en élevant l'enfant-Dieu. Dans ce mélange de fragilité
et d'élévation, de mystification et de douceur, Ghitany invente le totem
féminin du monde arabe [...]
Sous la plume
de Ghitany, la femme est oiseau: phénix ou colombe, apocalypse ou renouveau.
Et seul un regard tendre peut l'amadouer. «La tendresse est ce sentiment
nostalgique qui combine le sanglot extrême et l'ivresse musicale»,
en un mot, l'essence de la poésie. Pour Baudelaire, la beauté était
un rêve de pierre qui consumait les poètes en d'austères études. Pour
Gamal Ghitany, la beauté s'avère une femme-mosquée que l'écrivain pénètre.
Un passage somptueux de Muses et Égéries
voit le poète connaître l'extase dans la grande mosquée de Cordoue.
Il y expérimente une nouvelle illumination, un retour à l'origine du
Beau. Dans cet utérus de la beauté, il ne perçoit que les formes courbes
de l'ordre universel. Chaque chose est à sa place, dans les rondeurs
du monde. Pas de trace de Dieu entre ses pierres, mais la révélation
d'une esthétique sacrée fondée sur la forme courbe. La beauté, c'est
«l'ordonnancement personnifié», l'autre nom de Dieu. Ce créateur,
Ghitany ne peut s'en défaire, même en lui empruntant son rôle. Et au
pied du minaret de la mosquée de Cordoue, l'athée s'interroge: «Qui
donc ordonne, qui retranche, qui sauvegarde?» Le Grand Architecte
demeure muet lorsque Gamal Ghitany se tourne vers lui. Et peut-être
est-ce dans ce silence qu'ils se séparent. Car si Dieu garde le secret
de son oeuvre, Gamal Ghitany, pendant plusieurs heures, nous a dévoilé
le sien.
Oriane JEANCOURT
GALIGNANI (en chapeau à un entretien), TRANSFUGE, avril 2011