Considéré
comme l'un des meilleurs écrivains égyptiens actuels, Gamal Ghitany
sait perpétuer en la renouvelant la tradition égyptienne, abandonnée,
voire rejetée, par nombre de ses prédécesseurs. Souvent ses romans
semblent l'oeuvre d'un conteur, prenant son temps, ménageant le
suspense, gardant les mots en bouche comme une douceur, un baqlawa,
un gâteau au miel, et arrachant à ses auditeurs-lecteurs, un cri
d'effroi, une malédiction à voix basse, un soupir ou des larmes.
Mais, de son attachement à ce passé littéraire - tout comme il se
passionne pour cette Egypte antique dont personne ne se préoccupe
et qu'il a fait revivre dans un livre Pyramides(Sindbad/Actes
Sud) - il tire une sorte de Sagesse qui lui permet de parler avec
distance et recul de l'Egypte d'aujourd'hui, et en particulier du
Caire, sa ville, comme dans son livre le plus récent Les
Récits de l'institution (Seuil), parabole de la folie dictatoriale,
des désastres provoqués par le pouvoir des multinationales, et du
gâchis humain qui en résulte.
L'Epître
des Destinées ramène le lecteur dans les années 1970, au moment
de la présidence d'Anouar El Sadate : libéralisation économique
à tous vents, répression des intellectuels et des "Nassériens" de
gauche, rapprochement avec les pays arabes modérés, conflit avec
Israël ("guerre d'usure" puis "guerre du Kippour" en 1973), visite
de Sadate à Jérusalem (novembre 1977), accords de Camp David et
traité de paix (mars 1979).
De
cette décennie prodigieuse, Ghitany tire un livre doux-amer, plein
de compassion pour les petites gens détruits moralement et physiquement,
ayant perdu tous leurs repères et qui se laissent tenter et compromettre
par tous les vices de la nouvelle société de consommation. A la
manière des motifs de la mosaïque andalouse qui figure sur les murs
de la mosquée, des histoires se mêlent et s'entrecroisent, commencent
bien, finissent mal, le conteur parfois reprend souffle pour méditer
un temps sur les maux de l'époque, laisser entendre ce qui l'a poussé
à écrire ce livre, sa volonté de témoigner des "changements qui
ont affecté l'essentiel". L'ironie s'efface peu à peu pour laisser
la place à la compassion, à un sentiment de désolation. "Il eût
suffi que les circonstances fussent autres. Mais il arriva ce qu'il
arriva et il arrivera ce qui doit arriver. Car nul n'échappe aux
desseins de Dieu."
Martine
Silber, 11 Janvier 2002, Le Monde des livres