Arrêtée en arrière par les eaux du marécage, Alexandrie s'étale tout
au long de la mer. Sur certaines portions plus ou moins longues de la
Corniche subsistent les constructions d'une prospérité cosmopolite,
depuis près d'un demi-siècle révolue. Pour le reste, l'urbanisme moderne
a depuis envahi l'espace d'immeubles dont l'anonymat semble tout noyer
dans la répétition.
La ville est séparée de l'eau par le vrombissement des voitures.
Ensuite : la plage étroite ou absente, et la promenade. La sociabilité
est ici à sa limite : malgré les bains estivaux, les réceptions dans
les casinos, les pécheurs, les heures où l'on flâne en famille, entre
amis, en couple... Face à la cité oisive s'impose à chacun l'évidence
de la mer.
Tels sont les lieux, en partie changés, en partie immuables, ou
vécut Mikhail, le personnage d'Alexandrie, terre de safran1.
Ce texte est difficilement autrement définissable que par son espace.
Par-delà les ambiguïtés de l'autobiographie, les recouvrements complexes
et variables du personnage, du narrateur et de l'auteur, émerge une
écriture à la lisière de l'infini, inséparable du rivage alexandrin.
Entre les images figées du souvenir et les épaisseurs de la mémoire,
entre l'obsession du réel et la profusion de l'imaginaire, entre la
pesanteur d'une matière déchue et l'accomplissement de la grâce, le
texte prend place sur cette frontière où s'ouvre un mystère : «la ligne
du rivage est longue et fragile, tendue entre le vide et le plein, comme
une taille mince et serrée, pouvant se briser à tout moment ; il n'y
a pas d'espace de terre ferme derrière lequel elle pourrait se consolider,
c'est une ligne fluctuante posée au bord d'un abîme sans fond...»2.
Mikhail, l'instance de l'écriture, est le medium de cette intercession,
lui le copte qui vécut son enfance et son adolescence à Alexandrie dans
les années trente-quarante. Il porte le nom de l'archange auquel il
est consacré, Saint-Michel qui, dit-on, déplaça la pierre du tombeau
du Christ ressuscité. Une rêverie cabalistique l'entraîne à s'arrêter
sur la première lettre de son nom : le «mim» arabe, qui évoque une vague
gonflée, sur le point de s'écraser sur la grève. Tel est le mouvement
alterné du texte, de part et d'autre d'une limite instable, comme l'eau
qui écume sur le roc avant de se retirer dans les profondeurs.
Il arrive que la mer ait la clarté argentée d'un miroir. La limite
des eaux est alors acérée comme une lame. Alexandrie baigne dans la
lueur artificielle des réverbères.
Certaines images du souvenir, dont se composent les chapitres
du livre, ont ainsi la précision d'une impression sur les sels d'argent
d'une plaque photographique. La phrase déplie ses propositions, suivant
la structure presque logique des choses.
Mais cette concision de la vision devient mortifère, les êtres
parviennent au narrateur en un ralenti figé pour l'éternité, irradiant
une luminescence métallique. Des monstres hantent le tain du miroir
du souvenir. Des sirènes se baignent dans cette obscurité. Leur regard
fascinateur, aussi inexpressif que celui des poissons, attire le narrateur
dans les abysses. Le figement photographique s'accompagne mystérieusement
d'une innocence sacrifiée, qui dans sa chute se métamorphose en un oiseau,
chimère inverse de l'ange salvateur : «Je vois fondre sur moi une mouette
noire /.../ et elle me regarde avec des yeux tendres, où je lis ma condamnation
à mort»3.
Mais ces clichés
fatals sont autant de pauses dont le texte ne se suffit pas. Ce sont
des motifs qui s'inscrivent dans la composition globale du chapitre,
ici la véritable unité de signification. Les fragments autobiographiques,
où les instruments de la narration traditionnelle sont utilisés avec
une objectivité presque excessive, sont en fait parcourus de réseaux
imaginaires qui finissent par bouleverser leurs pans multiples et par
les rassembler en un creuset onirique, souvent en fin de chapitre.
Entremêlant ses lectures et les rencontres de sa vie, le narrateur
plonge alors avec volupté dans les bains de l'imagination, avide d'une
jouissance fusionnelle proche de l'anéantissement. L'eau est habitée
de foyers multiples que les courants font communiquer entre eux : «Au
sein de la masse liquide, se dressait une vigne en espalier, dont les
pampres rouge sombre, avec leurs grains charnus et serrés les uns contre
les autres, pendaient comme des seins multiples que les petites vagues
auraient relevés avec des mains délicates...»4. Chaque lueur
est une intimité désirée, un cierge allumé au mystère de la féminité
auquel est initié le jeune Mikhail, dans la chronologie bouleversée
du livre. La sexualité est ici transfigurée en quête, suscitant un sentiment
mêlé d'attirance et de crainte. Le texte culmine en une mystique.
A la pointe
de l'architecture du chapitre, parfois s'élève un chant, s'impose une
vision. Les jeunes filles rencontrées apparaissent comme autant d'émanations
d'une Sophia gnostique universelle5. Le narrateur devient le
célébrant des attributs d'un corps mystique féminin. Il échappe à un
monde hanté par le mauvais démiurge : «C'était la fin de septembre ;
le soleil de l'après-midi dessinait à la surface de l'eau, en dessous
de l'endroit où je me trouvais, des multitudes de points brillants qui
lançaient des éclairs aveuglants et disparaissaient, et le bleu de l'eau
profonde, tout autour, était sombre et dense dans sa transparence ;
par la fenêtre ouverte de la terrasse du casino, je laissais courir
mon regard jusqu'à la ligne d'horizon que la vibration de la lumière
rendait indécise, et soudain je la vis»6.
Cette grâce est une libération de l'emprise de la matière déchue.
Mais elle est éphémère et bientôt s'impose à la créature un autre mystère,
qui est celui de sa condition : l'agonie christique. Le sang des victimes
perle alors le long des blessures des enfants d'Alexandrie, «ville splendide
et martyre», appelant une nouvelle fois le secours de l'aile de l'archange.
Tout revient aux clartés sombres, au consumatum est du Vendredi Saint.
C'est aussi bien un appel à la plume de l'écrivain, maître du cycle
des anéantissements et des résurrections, habitant de la ligne hermétique
du rivage.
Lire Édouard El-Kharrât,
c'était se tracer un chemin dans la densité du texte. Le parcours ici
choisi est possible, peut-être pas essentiel. D'autres sont à inventer,
dans la fréquentation assidue du livre.
Stéphane Baquey, revue
Prétexte, n° 12
Notes
1 Alexandrie terre de safran, traduit de l'arabe (Égypte) par
Luc Barbulesco, Julliard, 1990.
2 Ibid, p. 142-143.
3 Ibid, p. 45-46
4 Ibid, p. 196
5 Je remercie Catherine Fabri de m'avoir mis sur cette piste d'une lecture
gnostique de Kharrât.
6 Ibid, p. 68.